Antonio Colombo

par | Avr 18, 2018 | Acteurs du cyclisme

Irrationnel, passionné et passionnant.
L’homme qui dirige les marques Columbus et Cinelli affiche dans son bureau bien plus d’œuvres d’art que de bicyclettes. Passionné par la vie, celui qui partage son temps entre ses fabriques de bicyclettes et sa galerie d’art milanaise se livre à Top Vélo.
Si vous vous demandiez si la bicyclette en tant qu’objet est une œuvre d’art, la réponse est un peu plus bas…

«Il y a tant d’histoires à raconter encore… »

Top Vélo : Antonio, vous êtes un artiste, qu’avez-vous envie de dire aux Français ?
Antonio Colombo : Je dois dire que dans la mode je préfère les Français aux Italiens. Pour tout ce qu’ont apporté des marques comme Louis Vuitton par exemple. Il y a plus de classe. Vous êtes plus classe que nous, Italiens. Vous accordez plus d’attention aux détails, ce qui rend vos réalisations très artistiques.
Mais les Italiens ont la réputation de réaliser les plus beaux vélos…
Je parle de la guerre Italie-France dans la mode. Le vélo c’est autre chose, et je pense que sur ce point les Italiens sont bien plus en avance !
Vous pensez qu’ils ont toujours été en avance ?
Non ! Dans mes souvenirs, la ville de Saint-Étienne était la capitale de la fabrication du vélo, après la guerre. C’était l’époque des tubes Vitus, une époque d’or pour les Français. Les temps ont bien changé.
Comment voyez-vous le marché global du vélo en 2018 ? Le retour de l’acier est-il une bonne chose selon vous ?
Vous êtes un des principaux fabricants de tubes destinés à la construction de cadres de vélos, c’est une belle opportunité, n’est-ce pas ?
Les gens qui achètent ou se font construire des bicyclettes en acier en sont fiers. Et ça c’est un grand bouleversement à l’heure du tout carbone. Il y a quelques années, plus personne ne voulait de vélos en acier et ce matériau était cantonné aux VTT d’entrée de gamme.
C’est aussi un chamboulement social avec la création de dizaines d’entreprises, ces petits artisans qui font de l’ombre aux grands, couplé à un renouvellement des pratiquants qui fait la part belle aux jeunes désireux de s’offrir des vélos différents. Je ne parle pas forcément des coursiers sur route mais de ceux qui pratiquent le fixie plutôt. Et l’acier a permis à ces nouveaux cyclistes d’exprimer leur personnalité différemment.

Vous considérez la mode du vintage comme un pas en avant ?
C’est une curiosité. Personnellement si ce n’est que du vintage, ça ne m’intéresse pas. Les voitures anciennes, les motos anciennes ne m’intéressent pas. Le vintage ne m’intéresse pas.
Je ne dis pas que pour l’entreprise ou le business le vintage n’est pas une opportunité, mais je trouve assez ridicules les personnes qui s’habillent vintage et se laissent pousser des moustaches ou des rouflaquettes. Disons que tout cela me laisse indifférent.
Je constate ce pas en avant du marché. Un pas apporté par le vintage et la culture de l’ancien, et je suis heureux que cela serve à rapprocher les gens et la bicyclette.
Par contre il faut être réaliste, et on ne peut aller de l’avant qu’en respectant les connaissances acquises grâce au passé. Je considère que je me suis suffisamment abreuvé de ces connaissance, et ça ne m’intéresse plus.
Tant que je serai à la tête de Cinelli et Columbus, je ne donnerai jamais une position vintage à ces marques. S’appuyer sur son passé oui, mais pour aller de l’avant. Alors si on me demande du vintage, je donne du vintage aux passionnés. Parce qu’on me le demande.

C’est une mode, le vintage ?
Regardez les voitures anciennes, il y a toujours eu et il y aura toujours de l’intérêt pour ces autos. Même si le vélo est un objet bien différent de la voiture, je suis certain que ça durera.
Je vous ai dit tout à l’heure ce que je pensais du vintage, mais je dois avouer que j’aime l’aspect manuel qu’il véhicule. Le public avait oublié que la main de l’homme était importante dans la création de tout objet. Alors le vintage ne m’intéresse pas mais s’il donne la possibilité de redécouvrir des choses oubliées, le fait main et le style, j’apprécie.
Cinelli produit l’une des plus belles bicyclettes vintage, Supercorsa…
Ce n’est pas un vélo vintage. Le Supercorsa est toujours resté le même. Ça n’est pas un vélo vintage nouveau venu. Aujourd’hui toutes les marques de vélo relancent la production de vélos en acier pour faire vintage et être dans la mode. Mais le Supercorsa n’a jamais cessé d’être fabriqué depuis 1946. Techniquement le cadre a évolué, mais l’esprit est exactement le même. Et la demande est toujours là…
Vous êtes arrivé en 1977, il me semble.
Oui, je suis arrivé en 1977 et je me suis tout de suite mis à travailler sur un nouveau logo pour Cinelli. Je voulais un logo qui puisse rester des années durant sans vieillir, un logo qui soit en dehors des modes. Pour cela j’ai fait travailler Italo Lupi, et le logo Cinelli est toujours l’un des plus connus à travers le monde cycliste, et même ailleurs.
Depuis, c’est toujours le même. Il n’est pas dépassé mais toujours actuel. Comme le Supercorsa.
Le style est important pour vous, c’était mieux avant ?
Personnellement je préfère ce qui se fait aujourd’hui. Pas parce que ce qui se faisait avant serait inapproprié aujourd’hui, mais regardez le XCR qui est l’évolution du Supercorsa. Il combine le respect du passé et la projection du futur. Je vous laisse juger.
Quelle importance donnez-vous au style d’un vélo ?
Ni plus ni moins qu’au style de tout. Pour moi le style est important dans la vie, dans tout ce qu’on fait, dit ou réalise. Mais j’accepte très bien qu’il puisse être moins important pour d’autres. Dans le vélo, certains se contentent d’une machine performante, point.
Pour moi c’est la somme de tout ça qui est important. Je ne créerai jamais un produit qui est beau mais peu performant. Il doit y avoir dans l’acte créatif un juste équilibre entre agonisme, style, art, design, et ironie… Il ne faut pas trop se prendre au sérieux.
Et quel modèle représente le plus tout cela chez Cinelli ?
Le vélo que j’utilise ! C’est un Nemo en acier. Je pense que l’acier est un fabuleux matériau pour construire un cadre de vélo. Et j’aime le Nemo parce qu’avec ses tubes larges, les gens pensent qu’il s’agit d’un cadre en carbone. Je ne vais pas rouler autant que je le voudrais mais je prends énormément de plaisir sur ce vélo.
C’est une œuvre d’art ?
Non ! Je vais vous dire quelque chose que certainement personne ne vous a jamais dite auparavant, mais l’art doit évoquer la culture et l’esprit que le temps nous donne. Tout le monde peut réaliser une belle bicyclette. C’est un objet intéressant en terme de design mais il faut y aller doucement et ne pas appeler n’importe quoi « art ». On dit bien « art de la pizza »… je n’y crois pas.
L’art c’est quelque chose qui te fait penser, réfléchir. Alors oui, la bicyclette a intéressé les artistes, mais pas comme objet artistique.
La bicyclette a suivi l’art ?
Je dirais plutôt le contraire. J’ai été le premier à mettre un peu d’art dans le vélo. En amenant des artistes à se pencher sur les bicyclettes, en cherchant un design qui me paraissait plus approprié. Par exemple, j’ai fait réaliser un vélo par Mendini.
C’est mon discours, je ne dis pas que c’est le cas pour Trek, Specialized, Cannondale, BMC ou d’autres. Chacun met le contenu qu’il souhaite dans ses vélos. L’un va vous dire qu’il veut être le plus rapide du monde, l’autre le plus léger, l’autre le moins cher. Mon discours est multiculturel, c’est un ensemble de valeurs techniques, artistiques, culturelles, contemporaines, vintage, actuelles.
En effet, je viens de faire le tour de la fabrique et toutes les bicyclettes que j’ai pu voir, anciennes ou modernes, sont toutes actuelles.
Oui, mais ce n’est pas un effort. Je stimule mes équipes pour arriver à ce résultat. Ça vient naturellement en s’entourant des personnes justes. Je cherche des équipes de personnes peu banales, anticonformistes. Le conformisme n’a jamais fait l’histoire.
Chacun doit pouvoir retrouver ce qu’il aime au travers des vélos Cinelli.
Comment voyez-vous Cinelli et Columbus dans 10 ans ? Vingt ans en arrière, aviez-vous imaginé un tel retour de l’acier ?
Je ne suis pas devin ! Je suis obstiné et je pense que la machine du futur devra être plus sûre, il faudra travailler encore sur la durabilité de nos vélos. À l’heure actuelle, personne n’est capable de prédire exactement la durée de vie d’un cadre en carbone. On connaît bien les qualités de durabilité d’un vélo acier, mais pour le carbone c’est encore très flou. La technologie progresse par petits pas, certains sont imperceptibles. Combien de temps dure une fourche sur un vélo de course ultra-léger ? 50 000 km ? 100 000 km ? Un million de km ? Quand elle se cassera, il sera trop tard. Quand une chaussure casse on la change, ça n’est pas grave. Un vélo c’est tout autre chose. J’accorde donc beaucoup de mon temps à la sécurité. Et puis je pense que l’écologie est un passage obligé dans le futur.
Je rêverai de pouvoir faire progresser les vélos électriques. Les rendre plus légers, plus faciles d’accès et moins couteux. Pour gagner un kilo sur une bicyclette, il faut dix ans de travail…
Avez-vous des regrets ?
Un en particulier. Au début des années 2000, j’avais lancé une gamme de vélos, d’accessoires et de vêtements reliés au mouvement artistique Bootleg. Un mouvement anticonformiste, totalement déjanté qu’il me tenait particulièrement à cœur de promouvoir. Malheureusement à cette époque, le marché n’était pas encore prêt pour de tels produits…
J’aimerai aussi relancer la fabrication de tubes Columbus pour des meubles rationnels, comme dans les années 30.
À propos de meubles, aujourd’hui tout le monde s’arrache le mobilier vintage de Le Corbusier, Perriand ou Sottsass…
Ça n’est pas du vintage, c’est de l’histoire ! Récupérer les grandes valeurs. Au fond c’est quasiment la même chose pour les vélos acier, sauf que là on met à jour les valeurs sûres, on les améliore. Aujourd’hui, personne n’irait courir avec un vélo Supercorsa, mais avec un Nemo ou un XCR, si.
Par contre une chaise de Prouvé est toujours aussi confortable ! C’est la grande force des objets historiques, ils ne sont pas vintage.

Antonio, vous êtes un homme cultivé et de culture. Je vois dans votre bureau des centaines de livres. Certains sur le cyclisme, d’autre sur l’art et d’autres encore sur l’histoire. Quel est votre préféré ?
Je pense à deux livres en particulier (il se lève et va les chercher, sans hésitation).
Le premier est un livre sur Cinelli, L’art et le design de la bicyclette, édité chez Rizzoli en 2012. C’est pour moi le livre le plus complet sur la marque et j’avoue prendre plaisir à le lire. Un livre que je fais toujours voir à mes visiteurs. Il y a ensuite un autre ouvrage qui me tient particulièrement à cœur et est très rare, Flessibili Splendori édité en 1999, c’est un ouvrage qui détaille tous les meubles rationnels construits avec les tubes Columbus.

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